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À ceux qui rêvent de bottes mal cirées, de veston médiocre et de chapeaux bas-de-forme (2)

 


 

Le videur me scrute avec ce regard d’homme habitué à voir les âmes chavirer. Il n’a pas besoin de parler. Son corps massif est une injonction silencieuse : l’heure est venue de quitter ce refuge de misère, d’aller s’effondrer ailleurs. Je lui rends un sourire absent, un rictus d’homme qui sait qu’il n’a plus rien à perdre. J’ai dépassé l’heure où l’on tolère les âmes trop pleines de regrets.

Alors je me lève, lentement, comme si la nuit elle-même pesait sur mes épaules. Mon verre est vide, ma poche aussi. Je jette quelques pièces sur la table, mais elles ne font qu’un bruit sourd, comme un écho lointain.

Dehors, la nuit s’étire, indifférente. La brume danse sur les pavés humides, et les réverbères projettent des ombres déformées sur les façades. L’air sent le bois mouillé et le charbon, un parfum d’hiver qui s’attarde. J’enfonce mes mains dans les poches de ma redingote élimée et me laisse avaler par la rue.

Les pavés brillent sous l’humidité, scintillent comme s’ils retenaient les pas de ceux qui, avant moi, ont marché ici, le cœur en miettes.

Nous avons tout traversé ensemble, elle et moi. Main dans la main, nous avons marché sur ces mêmes pavés, défié l’ombre des nuits sans lune, laissé nos rires flotter dans l’air comme des promesses suspendues.

Elle parlait sans cesse, de tout, du vent qui fait danser les rideaux aux mystères insondables du monde. Elle avait cette manière de donner du poids à chaque chose, de rendre les détails infimes aussi vastes que l’infini. Et moi, je l’écoutais.

Je l’écoutais comme on écoute le murmure des marées, comme on devine le chant d’un oiseau avant l’aube. J’aurais voulu lui dire que son souffle suffisait à faire vibrer mes jours, que sa voix allumait des constellations en moi que je ne soupçonnais pas.

Je ferme les yeux, et les souvenirs reviennent.

J’ai toujours aimé l’histoire, parce qu’elle me rappelait que tout passe, que les hommes naissent, aiment et disparaissent, ne laissant derrière eux que des échos. J’ai toujours aimé le piano, parce qu’il était l’un des rares endroits où je pouvais être grand, où mes doigts pouvaient tisser des mélodies que d’autres auraient pu croire célestes.

Mais ce que j’ai aimé le plus, c’était elle.

Je ne sais pas pourquoi, ni comment. C’est arrivé comme un air familier qui revient sans prévenir. Au début, ce n’était qu’une amitié, un échange de mots entre deux âmes qui cherchaient un peu de répit dans le tumulte du monde.

Mais elle ne savait pas. 

Elle ne savait pas que mes silences étaient des aveux. Que mes regards contenaient toutes les réponses qu’elle ne posait pas.

Elle m’aimait pourtant. Mais elle ne voulait pas.

Alors, j’ai attendu. Comme un fou, comme un condamné qui espère un sursis qui ne viendra jamais.

Mais l’attente est un poison lent.

Un jour, sans fracas, sans éclat de voix, j’ai compris que l’amour ne se mendie pas. Qu’il ne suffit pas d’aimer pour que l’autre se laisse porter. Alors j’ai tourné le dos. Non pas dans la douceur d’un adieu murmuré, mais dans la violence d’un départ brutal, sans retour possible, avec la brutalité de celui qui sait que s’il reste une seconde de plus, il se brisera tout entier… J’ai fui vers d’autres bras, cherché un ailleurs où je pourrais être aimé sans hésitation, sans peur, sans entre-deux.

J’ai cru fuir pour me sauver.

Mais on ne fuit pas un amour inachevé.

J’ai cherché son ombre partout, dans chaque silhouette qui passait sous un réverbère, dans chaque robe entrevue au détour d’une rue, dans chaque éclat de voix qui résonnait sous une porte close. J’ai suivi des pas qui n’étaient pas les siens, espéré une présence qui ne revenait jamais.

Un miroir brisé pend à la devanture d’une boutique abandonnée. Je m’y arrête un instant, croisant mon propre regard.

Un homme fatigué me fixe. Une redingote froissée, un chapeau défraîchi, une ombre d’autrefois. Je suis un homme qui a quitté pour survivre, mais qui n’a trouvé que l’absence.

Un rire fuse quelque part dans la nuit, un éclat de vie auquel je n’appartiens plus.

Elle est partie avec tout ce que j’aurais voulu être.

Et moi, je continue de marcher, seul avec mes regrets.

 

Dina JADDOUR

 Assoiffée d'art sous toutes ses formes, ce bibelot que l'on façonne l'âme nue et ce petit bout de bonheur que l'on grignote au soleil. Les écus des pensées méritent d'être dépensés. C'est une découverte nourricière par tout ce qu'elle ouvre vers l'inconnu.



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