« Je n’ai pas de nom. Je suis l’indésirable, le répugnant et le crapaud de votre société. La rue est mon domicile, le ciel est mon toit, le grouillement d’âmes déchirées est ma musique. Je suis l’un de ceux qui regardent rarement le ciel. Je porte en moi la colère du jour où on m’a viré de mon bidonville insalubre, faute de quoi les terres sacrées des richards seraient crassées. Il n'y a rien de plus dangereux que cette colère quand elle explose. »
Ce jour-là, je flâne dans les ruelles de la médina. Ma distraction perçoit, dans mes yeux, les détails de la rue immobile où circulent des silhouettes hâtives au mental éloigné : des cageots de fruits amassés dans les charrettes, une moisissure murale verdâtre comme la plante de mon existence et un peu plus loin, dans l’épicerie du coin, les vins des prestigieux de Bourgogne. Je m’assieds dans la taverne des pauvres rudoyés, je commande un verre de piquette amère pour célébrer cet échec. En face de moi, un miroir d’une saleté incontestable dessine mon visage ravagé par les douze lustres de ma vie. Je le revois pour la première fois après une décennie. Mes yeux se révulsent devant mes cicatrices peu rassurantes. Qui suis-je ? Je suis un homme quelconque ayant un corps banal et un veston médiocre, un être fondu dans la masse anonyme de ceux qui n’ont pas la faculté de réussir dans la vie. L’esclavage est ma loi, je lui obéis sans révolte ni refuge. Les uns naissent esclaves, les autres le deviennent. Cet amour lâche que j’ai pour la liberté est le signe certain du poids de mon esclavage.
J’ôte mon masque et l’image abruptement métaphysique de l’enfant d’il y a tant d’années s’inscrit sur le miroir: je n’ai pas du tout changé. Tout ce qui m’entoure, depuis mon maudit vin jusqu’au ciel où je me constelle en cachette et où je possède mon infini- devient partie de moi-même, s’infiltre dans mes sensations, ma chair et ma vie. Je veux survivre, être la page qui clôture un livre, une mèche de cheveux abimés au vent, mais qui respire tout de même. J’ai envie d’exister, tel un coq qui dort à sa façon et qui se met à chanter la nuit, ou un enfant candide qui tourne et retourne entre ses doigts une bille de verre, cherchant à en surprendre toutes les clartés. Je sens ma bouche sourire, déplaçant doucement les plis de mon visage. Je peux abattre les murs et vivre dans une pièce unique, m’abandonner à la vie, m’ignorer…
J’ai devant moi les deux grandes pages d’un lourd registre; les yeux fatigués, une âme plus fatiguée encore que mes yeux : Je suis l’intervalle entre ce que je suis et ce que je ne suis pas, entre ce dont je rêve et ce que la vie fait de moi, je suis la moyenne abstraite entre deux choses qui n’existent pas. J’ai envie de crier pour me débarrasser du paysage de mes pensées. Mais non, je suis ivre. J’ai envie de dormir, être loin sans le savoir, être étendu, écouter la chute du temps, goutte à goutte, oublier mon corps dans un lac perdu dans les vastes solitudes des bois.
Si demain je quitte cette misère, si je me dépouille de cet uniforme tant blanchâtre que noirâtre, souillé par ce cirage censé faire briller les objets -mais qui finit par révéler les impuretés les plus profondes de mon être-, à quoi d’autre me raccrocherai-je ? Quel uniforme irai-je revêtir ? Une redingote sombre d’un vieux noble qui me tombe jusqu’aux talons exilés dans les souliers d’un varlet, tout cela coiffé d’un haut-de-forme ?
Et soudain, résonne en moi, l’arrivée abruptement métaphysique du videur. Je me sens capable de le tuer pour avoir ainsi interrompu le fil de pensées que je n’avais pas. Je le regarde dans un silence lourd de haine, j’écoute à l’avance, dans une tension d’homicide latent, la voix qu’il va avoir pour me chasser. S’il savait méditer sur le mystère de la vie, s’il savait ressentir les mille complexités qui guettent mon âme à chaque gorgée, il n’agirait jamais, il n’oserait pas me réveiller.
J’éprouve un dégoût pour l’humanité ordinaire, c’est d’ailleurs la seule qui existe. Et la fantaisie me prend parfois d’approfondir ce dégoût, de même qu’on peut provoquer un vomissement pour soulager son envie de vomir.
Dina Jaddour
Assoiffée d'art sous toutes ses formes, ce bibelot que l'on façonne l'âme nue et ce petit bout de bonheur que l'on grignote au soleil. Les écus des pensées méritent d'être dépensés. C'est une découverte nourricière par tout ce qu'elle ouvre vers l'inconnu.
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