Tu jouais avec le bonheur comme un enfant avec un hochet et tu ne réfléchissais pas à combien c’était rare et fragile ce que tu tenais dans tes mains ; tu le méprisais, tu en souriais et tu remettais d’en jouir et tu ne comptais pas les prières que ton bon ange faisait pendant ce temps-là pour te conserver cette ombre d’un jour !
Tu dénichais dans la nuit çà et là des quarts d’heure qui ressemblaient assez à l’adorable temps de paix, à ces temps devenus incroyables, où tout était bénin, où rien au fond ne tirait à conséquence, où s’accomplissaient tant d’autres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agréables. Un velours vivant, ce temps de paix. Mais bientôt les nuits, elles aussi, à leur tour, furent traquées sans merci. Il fallut presque toujours la nuit faire encore travailler ta fatigue, souffrir un petit supplément, rien que pour manger, pour trouver le petit rabiot de sommeil dans le noir.
Prends garde que tu boiras un soir outre mesure et que tu ne
retrouveras plus ton corps prêt à jouir. Ce sera un grand malheur car toutes
les douleurs se consolent, hormis celles-là. Tu sortiras une belle nuit dans la
forêt avec de joyeux compagnons, tu feras un faux pas et tu tomberas. Tu
risqueras que tes compagnons, pris de vin, au milieu de leurs fanfares
joyeuses, n’entendent pas tes cris d’angoisse ; prends garde qu’ils ne
passent sans t’apercevoir, et que le bruit de leur joie ne s’enfonce dans la
forêt, tandis que tu traîneras dans les ténèbres sur tes membres rompus. Tu
perdras au jeu quelque soir ; la fortune a ses mauvais jours. Quand tu
rentreras chez toi et que tu t’assiéras au coin de ton feu, prends garde de te
frapper le front, de laisser le chagrin mouiller tes paupières et de jeter les
yeux çà
et là avec amertume, comme quand on cherche un ami ; prends garde
surtout de penser tout à coup, dans ta solitude, à ceux qui ont par-là, sous
quelque toit de chaume, un ménage tranquille et qui s’endorment en se tenant la
main ; car en face de toi, sur ton lit splendide, sera assise, pour toute
confidente, la pâle créature qui est l’amante de tes idées. Tu te pencheras sur
elle pour soulager ta poitrine oppressée et elle te fera cette réflexion que tu
es bien triste, et que la perte doit être considérable ; les larmes de tes
yeux lui causeront un grand souci, car elles sont capables de laisser vieillir
la robe qu’elle porte et de faire tomber les bagues de ses doigts. Ne lui nomme
pas celui qui t’a gagné au jeu, ne lui nomme pas tes peurs car elle les usera
un jour.
Insensé que tu es !
Quand ta pensée, tournant sur elle-même, s’est épuisée à se creuser, lasse d’un travail inutile, elle s’arrête épouvantée. Il semble que tu es vide et qu’à force de descendre en toi, tu arrives à la dernière marche d’une spirale. Là, comme au sommet des montagnes, comme au fond des mines, l’air manque et Dieu défend d’aller plus loin. Alors, frappé d’un froid mortel, le cœur, comme altéré d’oubli, voudrait s’élancer au-dehors pour renaître ; tu redemandes la vie à ce qui t’environne, tu aspires l’air ardemment, mais tu ne trouves autour de toi que tes propres chimères que tu viens d’animer de la force qui te manque et qui, créées par toi, t’entourent comme des spectres sans pitié.
Pendant que tu es bon à cette heure, profite-en pour n’être plus méchant ; pendant que tu t’aimes et que tu sens l’horreur de toi-même, étends la main sur ta poitrine ; tu vis encore, c’est assez ; ferme les yeux et ne les ouvre plus ; n’assiste pas à tes funérailles, de peur que demain tu n’en sois consolé ; donne-toi un coup de poignard pendant que le cœur que tu portes aime encore. Où vas-tu ? le pire des adieux est de sentir qu’on n’a pas tout dit.
Pense à ceux qui vivent sans mère, sans chien, sans amis ; à ceux qui cherchent et ne trouvent pas, à ceux qui pleurent et qu’on en raille, à ceux qui aiment et qu’on méprise, à ceux qui meurent et qu’on oublie.
Tu es là, devant tes feuilles à attendre que ça finisse. Mais tu continues d’écrire comme si tu étais immortel, avec tant d’intérêt et de soin, tel le mécanicien qui continuerait ses soudures sur le navire qui fait naufrage.
Amour de toi, jamais plus tu n’auras auprès de toi un être parfaitement bon. Mais pourquoi les gens sont-ils si méchants ? Pourquoi sont-ils vite haineux ? Et pourquoi vous répondent-ils si vite mal, si vous êtes doux avec eux ?
Quel étrange petit bonheur, triste et boitillant mais doux comme un péché ou une boisson clandestine, quel bonheur tout de même d’écrire en ce moment, seul dans ton royaume et loin des salauds. Tu ne veux pas qu’on vienne troubler ta fausse paix et t’empêcher d’écrire quelques lignes par dizaines ou centaines selon que ton cœur décidera.
« Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j’ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve.
Va, je t’aime, ma seule consolation, va sur les lignes où tristement je dessinerai mes peines. Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça parle et ça console mais ils ne me rendront pas ma vie.
Qui dort ? demande ma plume. Qui dort, sinon ma vie éternellement ?
Va, ma plume, redeviens cursive et non hésitante, trempe-moi dans la volonté et ne fais pas d’aussi longues virgules. Et toi, ma seule amie, toi que je regarde dans le miroir, réprime les sanglots secs et, puisque tu veux oser le faire, parle de ta peine avec un faux cœur, parle calmement, feins d’être calme, qui sait ? Ce n’est peut-être qu’une habitude à prendre ? Et surtout, souris ; n’oublie pas de sourire. Souris pour escroquer ton désespoir, souris pour continuer de vivre. Souris devant les gens, souris avec ton deuil plus haletant qu’une peur, souris pour voir que rien n’importe, souris pour te forcer à feindre de vivre. Souris à en crever et jusqu’à ce que tu en crèves. »
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