Pourquoi toute cette terre sur son cercueil, elle qui aimait tant respirer l’air de la mer?
Sous le voile diphane du vingt-six août, la
Mort a tissé sa toile dans tes cheveux, emportant tes rêves. Tu crois te
plaindre d’une fatigue, tu crois avoir quelque chose d’anodin et tu tombes. Une
pluie d’étoiles blanches partout dans ton poumon, covid-19, c’est ce que le
monde dit pour décrire l’indicible.
Au début de ta mort, tout est devenu de plus
en plus grand, j’ai compris qu’il fallait éviter tout ce qu’on croit savoir à
ce sujet, tous les mots convenus sur la douleur et la nécessité de revenir à
une vie distraite, de s’entourer de gens et de vivre la misère refoulée en
futilités ; j’ai compris que, comme pour la vie, il ne fallait écouter
absolument personne et ne parler de la mort que comme on parle de l’amour :
avec une voix douce, avec une voix folle, en ne choisissant que des mots
faibles accordés à la singularité de cette mort-là, à la folie de cet amour-là.
Les mois suivant ta mort j’ai cru que je
n’écrirais plus, que je n’aimerais plus, la mort nous rend souvent ainsi, la
mort nous mène à des enfantillages, il y a quelque chose de puéril dans la
mort, on veut punir la vie parce qu’on estime qu’elle nous a punis, on est
comme ces enfants qui boudent et qui ne savent plus sortir de leur bouderie.
Après ta mort, ma plume a lutté contre l’absence, cherchant à dessiner
l’inexactitude de mes sentiments. Ces mois étaient une exploration des abysses
de la douleur, où chaque détail, chaque souffle, est devenu une mélodie
poignante, un hommage involontaire à ta mort.
Ô Khaddouja, que c’est étroit un cercueil pour
contenir tellement de choses.
Aimante, un attribut qui te sied à ravir,
comme ces étoffes de soie rose autour de ton cou, comme ta manière de classer
les photographies de tes enfants dans un album, en oubliant très vite de les
classer, en les regardant longtemps, souriante, un peu étonnée.
Tu n’as jamais maudit personne, jamais,
pas même ceux qui ont déchiré les
lambeaux de ton être, surtout pas ceux-là.
Tu traites tes fleurs comme tu traites tes
enfants ; tout doit prospérer autour de toi, chacun devant jouir de sa goutte
d’eau et de son rayon de soleil, pour que tu puisses toi-même être gaie et
heureuse comme un ange.
On me dit qu’il faut avancer, qu’il faut
apprendre à vivre avec ce manque, moi je veux en avoir autant mal, je veux
sentir ce trou béant au milieu de ma gorge, je veux te faire vivre, te faire
sourire et te faire exister. Je ne veux pas apprendre à vivre avec.
C’est comme la première fois qu’on enfourche
une bicyclette et qu’il n’y a personne pour nous guider et aider, peut-être
qu’il faut tomber et se perdre, tout seul loin de ceux qui nous promettent les
astres. Devant cette douleur, tout fait silence, ça suinte, ça enfle, ça
suppure et ça se gonfle, ça s’ouvre comme un mauvais fruit…
J’ignore où tu as élu ton domicile, je ne veux
pas savoir. Je sais seulement que tu n’es pas dans le cimetière, même si le
soleil s’incline chaque jour devant ta tombe pour faire étinceler ton nom.
Je te retrouve partout, toi qui n’es plus
nulle part, je te retrouve dans les livres, les chants, la musique. Après ta
mort, la tâche était ardue, ça va un peu
mieux maintenant, un titre ou un rythme, ça me suffit.
Qui donc t’a dit que les pleurs nous lavaient?
Quand, enivrée par la magie d’un jour
ordinairement étincelant, je lève mes yeux pour contempler les étoiles mortes,
j’y retrouve les échos de tous ceux que j’ai longtemps aimés d’un vrai amour.
Il y a quelque chose de terrible dans la vie
après la mort d’un bien-aimé, une chose terriblement lourde et lourdement
méchante. Comme une tâche, un dépôt, un abcès. Une tâche de tristesse, un dépôt
de mal-être, un abcès de déprime.
Dans ma solitude la plus profonde, je me
chante la berceuse douce, si douce, qu’elle me chantait, elle, sur qui la mort
a posé ses doigts de glace et je me dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui
ne veut pas sortir, je me dis que ses mains ne sont plus chaudes et que jamais
je ne les porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses câlins
plus forts que la mort.
Amour de toi, à nul autre pareil.
Tu le sais, n’est-ce pas, je t’ai totalement
aimée. Comme nous étions bien ensemble, intarissables amies.
Le seul vrai réconfort, c’est que tu
n’assistes pas à mon malheur que ta mort a semé. C’est le seul faux bonheur qui
me reste.
Amour de toi, jamais plus je n’irai, tôt le
matin, frapper à ta porte pour te dire bonjour. Avec la légèreté cruelle des
petits-fils, je frappais à dix heures du matin -tu te réveillais à midi- et
toujours tu répondais. Tu te levais aussitôt et venais en pyjama, trébuchante,
me proposer ton cher petit-déjeuner que je m’obligeais de déguster car j’ai
déjà pris un très gourmand. Tu ne trouvais rien de déraisonnable à me demander
chaque deux minutes de finir mon assiette et à me raconter d’anciennes
histoires datant des années septantes, sujet sur lequel tu étais experte et
passionnée.
Amour de Khaddouja, jamais plus. Elle est en
son définitif berceau, la douce, la bienfaitrice. Jamais plus elle ne sera là
pour m’encourager à me battre pour ma justice quand je me dispute avec mes
frères un peu plus âgés. Jamais là pour me donner vie chaque jour. Jamais plus
là pour me tenir compagnie pendant que je mange, me surveillant, passive mais
attentive, sentinelle, tâchant de deviner si j’aime vraiment ses recettes aux
poissons qu’elle m’a préparées. Jamais plus elle ne me dira de manger encore.
Amour d’elle, jamais je n’aurai auprès de moi
un être parfaitement bon. Mais pourquoi les Hommes sont-ils méchants ? Pourquoi
sont-ils vite haineux? Et pourquoi rétorquent-ils lorsque l’on adopte une
douceur à leur égard ?
Quand je sortais de chez elle, elle était
aussi à la porte, prolongeant sa présence d’une minute supplémentaire pour
contempler cette forme s’effaçant progressivement de notre gue lorsque nous
partons en voyage.
Ce que les morts ont de terrible, c’est qu’ils
sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle tu es, Mama Khaddouja, que
je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir ta présence auprès
de moi.
Tu n’es plus, et mes larmes refusent le
ballet, car je veux les verser uniquement dans l’étreinte douce de tes bras…
Je veux être petite et que tu me berces comme
je t’ai toujours connue. Je veux que tu me brosses mon manteau avec l’antique
brosse de ton mari décédé il y a un demi siècle. Je veux écouter tes histoires,
j’ai été mise sur terre pour écouter tes interminables histoires.
En ce moment, je rêve et je me raconte comment
serait ma vie si elle était encore en vie. Je me ferais une âme nouvelle, une
âme de petite vieille intelligente comme elle pour qu’elle soit plus heureuse
et pour lui faire plaisir je me promettrai de finir mes assiettes comme un
hymne muet à sa mémoire.
Pourquoi toute cette terre sur son cercueil,
elle qui aimait tant respirer l’air de la mer?
Deux années se sont écoulées depuis qu’elle
est morte. J’ai continué à vivre, à aimer. J’ai vécu, j’ai revécu et j’ai aimé.
J’ai eu des heures de bonheur tandis qu’elle gisait, abandonnée en son terrible
lieu.
Peux-tu me dire, de là où tu es, si les mots sont
plus beaux?
Peux-tu me dire si l’amour est plus doux,
Si l’air est aussi chaud,
Aussi chaud que ton amour?
Peux-tu me dire si mes mots te réconfortent?
Si mes pleurs te blessent comme disent les
lourds registres?
La douleur, les pleurs. L’absence, la peur, le
manque, je les ressens et je m’en souviendrai toute ma vie.
« Nous sommes comme des feux d’artifice,
Vu qu’on est là pour pas longtemps,
Faisons en sorte tant qu’on existe,
De briller dans les yeux des gens,
De leur offrir de la lumière,
Comme un météore en passant,
Car même si tout est éphémère,
On s’en souvient pendant longtemps »
Dina Jaddour
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