1er Janvier 2000, Feodor Sertoli et son ami Olie Granulosa
pêchent dans le vieux port.
Feodor est issu d’une famille moyenne, il se dit centriste et
ne boit son café que lorsqu’il est tiède. Il ne rit pas trop, ne pleure pas
trop, n’aime jamais à la folie et n’a jamais pensé au meurtre. Il mange au
moins cinq fruits et légumes par jour, il est comptable et a déjà regardé
Titanic.
Olie est un personnage secondaire, il n’est là que pour faire
parler Feodor et me permettre de faire deux ou trois jeux de mots dont la
qualité littéraire est discutable, je me passerai alors de le décrire même si
je préfère l’imaginer petit et italien avec une calvitie naissante.
Feodor et Olie, attendent patiemment, ils ne parlent pas, ils
disent que c’est pour ne pas faire fuir les poissons mais eux deux savent
qu’ils n’ont juste rien à se dire. Cette fois-ci, Olie essaya timidement de
briser ce silence qui commençait à se faire pesant en balbutiant un semblant de
phrase « - Sinon…quoi- comment va la vie ? »
- Bien, comment va la
tienne ?
- Bien, les temps sont
durs, non ?
- Non, pourquoi tu dis
ça ?
- Rien je disais ça
juste comme ça.
…
-Honnêtement, reprit
Olie, je parlais l’autre jour à la nièce de Stalinslas, elle m’a dit que tu
étais venu passer un entretien pour le job de caissier
- Oui, c’est bien ça,
j’y étais la semaine dernière
- Ecoute Feodor, si tu
ne t’en sors pas trop financièrement, on est là pour toi avec Céline. On en
avait parlé l’autre jour avec elle et sache qu’on n’aura pas de soucis à te
dépanner s’il le faut.
- J’apprécie, mais je
n’en ai franchement pas besoin
- J’imagine que tu
n’as pas besoin de soutien moral non plus ? Ecoute, je sais que c’est
difficile de se faire renvoyer d’un si bon poste-
- Olie, je suis
toujours comptable chez Stalinslas, je n’ai pas besoin d’argent, j’avais juste
envie de passer l’entretien
- Je ne comprends pas,
pourquoi prendre le temps de passer tous ces entretiens si tu ne comptes pas
travailler ?
- Parce que certes, Olie, j’ai un travail respectable, des amis
respectables et une vie respectable, mais qu’est-ce qu’on s’ennuie Olie. Et
puis, parce que les psychologues c’est trop cher. Je passe en moyenne deux
entretiens chaque semaine ; quelques-uns boivent un coup, d’autres font du
sport, et tous ceux qui restent, contemplent le suicide mais moi mon truc c’est
ça ; les entretiens d’embauche. Ils ont ce je-ne-sais-quoi qui a un effet
très thérapeutique. Ma marotte, mon truc, mon pêché mignon c’est quand ils
posent la question « pourquoi vous et pas un autre ? », donner
l’occasion à mon côté mégalomane de s’exprimer aussi franchement- gratuitement,
et me féliciter pour ça- ça me dépasse. Je pourrais dire les choses les moins
intelligentes mais si elles sont joliment dites, j’arrive à voir ce petit
instant où leur rictus commence à se dessiner au coin de la bouche, ce moment
je me le passe en boucle dans la tête chaque soir avoir de dormir. Olie, j’adore
parler, avant j’écrivais mais les virgules n’arrivent plus à exprimer les
pauses comme je le souhaite, et quand les mots ne sont pas assez forts, je peux
les crier, j’adore parler à des étrangers que je ne verrai qu’une seule fois
dans ma vie, partager mon fardeau existentiel avec eux, ne pas être un poids
pour eux, car qui suis-je pour provoquer en eux une profonde empathie ?
Ils ne me connaissent pas. Tandis que ma mère, mes amis et mes collègues,
joueront les psychiatres neutres et professionnels au premier abord mais me
mépriseront éternellement parce que je leur aurais offert ma vulnérabilité sur
un plateau, même s’ils ne disent rien, moi je le saurais et même s’ils ne me
méprisent pas réellement, moi, je me mépriserai.
Et le summum, Olie, le
saint graal, c’est quand je suis pris, je sais exactement quand est-ce qu’ils
ont décidé de me prendre, je le vois dans leurs yeux. Jamais je n’ai été
refusé, bientôt trois ans d’addiction et je sais toujours pourquoi moi et pas
un autre.
Un silence
quasi-douloureux prit progressivement place
- On devrait peut-arrêter de
parler, Feodor, on fait peur aux poissons
Ayat Achiq |
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