Chop Suey - Edward Hopper |
Ce fut une fête de joie intense, une fête de printemps et de fleurs. Rien n’inspirait le mal. Tout le monde se sentit joyeux. On voyait çà et là des silhouettes hâtives qui couraient et qui se faufilaient cherchant à suspendre les moments les plus enivrants. Rien n’y inspirait la peine. C’était une fête anodine, une fête légère et intense. Mais bientôt, cette même légèreté fût chamboulée.
Dans la foule, les gens de cette fête je les entendis bien souvent encore, avec leurs cris de joie et leurs plaintes, leurs trémolos et leurs appels, mais je ne les voyais presque jamais. Je compte pour rien ces petits sur lesquels j’ai failli marcher. Par ces rafales de cris, d’appels et de hurlements, on aurait pu croire qu’ils étaient là tout près, des centaines, des milliers à grouiller, ces gens. Un monde festif, où tout est infini : l’amour, le vin et les sensations. On ne comptait pas combien de verres on buvait, tout était démesuré. On se croyait roi, on se créait un château et on y jetait les clés sans se soucier de comment on s’en sortirait. Le gardien dormait toujours de toute façon, il n’accomplissait pas son bon rôle de gardien. La foule rentre et sort, quand on s’éloignait, on pouvait voir au milieu de cette foule, des visages familiers perdus, des visages qui ne savent pas où aller, des visages qui voulaient parler à une quelconque personne sans jamais oser le faire. Il fallait prévenir à l’avance que la foule était immense et qu’au milieu de cette fête on pouvait se blesser.
Ce déluge n’empêchait pas les âmes de se retrouver, elles se mirent à se rechercher avec une lenteur incroyable et à faire autant de bruit que les rossignols, sans jamais attirer l’attention. Les rossignols étaient d’une beauté divine, ils composaient leurs vers et les chantaient sans se soucier de la mélodie, leur dernier souci était l’impression que donnait leur voix dans les oreilles de cette foule. Ils se sont choisis au milieu des bois, ont décidé d’ouvrir leurs envergures en même temps et se sont envolés pour atterrir sur des lieux lointains et des horizons qu’ils n’ont jamais connus.
On dansait sans cesse dans cette fête, aucun mouvement n’était harmonieux mais on ressentait son ivresse. Elle vient de loin cette fête. Elle vient du bleu lointain des cieux, elle s'enfonce dans l’essence du vivant, elle ruisselle sous les chairs du vivant comme une eau souterraine d'amour inconditionnel. Ce n'est pas nécessaire de croire en elle pour être vivifié par son souffle.
Mais rapprochons-nous un peu. Écoutons les bruits du monde intarissable à la fenêtre. Le bruit des cris, le bruit des armes, le bruit des prières. Ceux qui comptent leurs sous derrière un mur lourd. Ceux qui cuvent un vin noir au fond de leurs demeures. Ceux qui marmonnent sous la dentelle des anges. Le marchand, le guerrier et le prêtre. Ces trois-là se partagent le temps des maudits. Et puis il y a une autre classe. Elle est dans l'ombre, trop retirée en elle-même pour qu'aucune lumière ne puisse jamais l'y chercher. Cette classe n'espère rien, pas même le passage du temps ou l'endormissement de la douleur. Cette classe est celle des rossignols.
Tous les rossignols ont cette beauté de se prendre dans les bras un peu plus longtemps que les autres. Tous ont cette justesse, cette vérité, cette sainteté. Tous les rossignols ont cette grâce à rendre jaloux le Puissant même – le solitaire dessous son arbre d'éternité. Oui, vous ne pouvez les imaginer autrement que revêtus des couleurs de leur amour. La beauté des rossignols dépasse infiniment la gloire de la nature. Une beauté inimaginable, la seule que vous puissiez imaginer pour ces créatures attentives au moindre remuement de leurs ailes. La beauté, les rossignols n'en parlent jamais. Ils ne fréquentent qu'elle, dans son vrai nom : l'Amour. La beauté vient de l'Amour comme le jour vient du soleil, comme le soleil vient des rossignols, comme les rossignols viennent de la vie, vers la vie et pour la vie.
Et le rossignol grandit. Il grandit comme grandissent les enfants, comme un arbre plongeant les racines de ses bras dans la terre maternelle, puisant sa nourriture dans une parole, multipliant les attaches, élevant les branches de ses pensées dans la lumière du dehors. L'enfance est ce qui nourrit la vie. Qu'est-ce qui nourrit l'enfance d’un rossignol? Les lieux et la magie des lieux. Et l’amour pour le reste qui est presque tout. Moins l’Amour qu’on connaît, un Amour jardinier, bâtisseur, que l’amour imprévoyant des pluies d'été et des premiers chagrins, l’amour chasseur du temps qui passe. Un amour comme une mère un peu folle, un amour comme une mère qui donnerait dans le même geste une caresse et une gifle. Cet amour-là est le dernier de son type rencontré dans la vie, avant l'autre, bien avant l'autre. C'est le même en plus proche, en plus damné. On peut négocier avec l’Amour qu’on connaît. On peut faire des affaires avec lui, engager des pourparlers, détourner et reprendre. On peut même lutter avec lui en pariant sur sa faiblesse. Mais avec l’amour chasseur et imprévoyant, on ne peut rien. Il est la part non maîtrisée de la nature, la part non décidée de la vie et c'est la part de l'infini. Il n'y a pas à croire en lui. Croire c'est donner son cœur. Cet amour des heures difficiles a pris le cœur de l'enfant au berceau. Il en joue à son gré. C'est une chose difficile à comprendre pour l’enfant.
On vole un œuf, puis un bœuf et puis on l’assassine. Ces
choses-là, on a tous mis du mal à s’en débarrasser. On les a apprises trop
petit et elles viennent nous terrifier sans recours plus tard dans les grands
moments. A travers cette fête, il survenait beaucoup de pleurs à cause des
enfants qu’on écrasait par-ci par-là entre les chaises sans le faire exprès.
Il faut bien profiter de la fête pour constituer un caractère. Il n’est jamais
trop tôt ou tard pour s’y prendre. Ils ne savent pas encore ces mignons que
tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les personnes derrière
les comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils
amassent et défendent avec les jolis sourires. Ils ne connaissent pas la loi
les enfants ; c’est à coups de gifles qu’ils apprennent la loi les
enfants.
C’est aussi le soir qu’il se réjouit le méchant derrière le comptoir quand tous les inconscients, ces bêtes à bénéfice sont partis, quand le silence est revenu sur l’esplanade et que le dernier chien a déjà projeté sa dernière goutte d’urine. Alors, les comptes peuvent enfin commencer.
Vers les dernières heures de cette même fête, tout est devenu assez net autour de nous, c’est comme si les choses décidément en avaient eu assez de trainer d’un bord à l’autre du destin, indécises et fussent toutes en même temps sorties de l’ombre et mises à me parler. Mais il faut se méfier des choses et des gens ces moments-là. On croit qu’elles vont parler les choses et puis elles ne disent rien du tout et sont reprises la nuit sans qu’on ait pu comprendre ce qu’elles avaient à nous raconter.
Quand la fin de la fête arrive, il faut bien choisir son camp. Ceux qui choisissent d’être des rossignols continuent à vivre les autres fêtes que la vie leur offre. Peut-être finiront-ils un jour par choisir l’autre camp ?
Dina Jaddour |
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