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Hadrian

3 mai 368 
D’après le dernier rapport des espions, l’ennemi s’apprête à attaquer à l’ouest. Il y a moins de trois semaines, ils attaquaient à l’est. Si ces imbéciles réunissaient ne serait-ce qu’une seule fois leurs forces pour attaquer des deux côtés en même temps, ils reprendraient l’île de Bretagne en une seule vague. Combien de décennies encore jouerons-nous ce spectacle absurde ? Eux au nord, nous au sud, et le mur d’Hadrien au milieu, qui dessine son immuable ligne de démarcation. 

Ici, la stratégie ne sert à rien. Les règles martiales ne s’appliquent pas quand l’ennemi n’en a pas le moindre enseignement. Leur énergie n’est pas celle de la rébellion ou du patriotisme. Ces ennemis-là ne connaissent que le courage conféré par l’orgueil, la vexation et la mauvaise foi. J’ai décidé, aujourd’hui, de proposer une somme d’argent colossale à leur chef en échange de sa parole de ne pas attaquer. La tradition chez ces brutes veut qu’un chef ne puisse pas rompre un serment. J’ai honte d’opposer ainsi aux fronts adverses la lance fourbe de la cupidité. Mais en Bretagne, la honte s’envole et ne retombe jamais, ni sur moi, ni sur la légion, ni sur Rome. 


5 mai 368 
Une nuit, une nuit à attendre, une longue nuit avant de savoir si le souverain ennemi acceptera un traité de paix si fragile, si friable qu’on aurait même de la peine à le prendre au sérieux. Des solutions précaires, du rafistolage, voilà tout ce que j’ai su inventer. 

La Bretagne résistait quand je suis arrivé, elle résistera encore quand je partirai. 

Je ne saurais dire pourquoi, je conserve encore, rescapé de mon découragement, une curiosité. Existe-t-il quelqu’un, parmi nous déjà ou encore à naître, qui se destine à restaurer l’ordre sur l’île de Bretagne ? Et s’il existe, que peut-il bien posséder que je ne possède moi-même ? D’où vient-il ? Est-il romain ? Quelle arme porte-t-il à sa ceinture ? 

Celui qui vaincra là où j’ai échoué, je voudrais voir son visage, une fois. Car je lui conserve encore, en rescapé de mon découragement, ma curiosité. 


6 mai 368 
Le sac d’or a été renvoyé, sans or. À l’intérieur, les anneaux d’un serpent étranglent un cadavre de blaireau. Une métaphore sordide, une réponse sans détour : châtiment et damnation. Le message est limpide, l’assaut est pour bientôt. 

Je n’aurais pas dû espérer autrement. C’est là la seule langue que ces barbares parlent, la seule offrande qu’ils font à la diplomatie. Nous retournons à notre danse absurde : eux avec leurs attaques disparates sans effets, nous avec nos ripostes sans avancement. 

Ici, la lame n’apporte aucune victoire. J’en viens à croire que seul l’oubli mettra un terme à cette lutte. Que tous oublient le mur, oublient les clans, oublient l’existence même de cette île inhospitalière. 


10 mai 368 
Rome a envoyé un représentant. Douze ans de garnison, et c’est la première fois que ça arrive. Les choses vacillent de l’autre côté de la mer. La division de l’empire leur pèse. Ils cherchent une nouvelle terre à estampiller SPQR. Ils ont tourné leurs regards vers la Bretagne. Ils n’auraient pas dû. 

Pendant que j’écris cela, les chefs de clans se rassemblent. À ma connaissance, c’est une première. Ces hommes-là ne peuvent rester une heure côte à côte sans se poignarder. Si on tient plus ou moins le coup depuis tout ce temps, c’est justement parce qu’ils ne s’entendent pas. Si, par malheur ou par miracle, ils réussissent à s’organiser, je crains que la Bretagne romaine ne s’éteigne à jamais. 

18 mai 368 
Claudius est enfin reparti vers Rome, après une semaine d’observation. Il disait vouloir ‘‘s’imprégner de l’ambiance’’, selon ses dires. Que croyait-il trouver ici ? Des soldats hagards poireautant au pied du mur d’Hadrien, c’est tout ce qu’il y a. 

J’ignore ce que contiendra son rapport. Rien de bon, j’imagine. Rien que je ne sache déjà : nous piétinons. Enverront-il des renforts ? Ou seulement de nouveaux ordres ? 

Avant de partir, il a capturé un Breton – un barbu, un vagabond. Le Sénat l’avait apparemment demandé. Il hurlait, dans un latin approximatif, des menaces d’incendie, d’inondations et de pluies de pierres. Ce Merlin est sans aucun doute sénile. 


22 mai 368 
Les rapports des espions ont été confusionnel dernièrement. D’abord, les troupes bretonnes se sont entendues pour une attaque coordonnée, par l’ouest, en masse. Au vu de leur nombre, une attaque frontale nous anéantirait. 

Mais c’était avant que la trahison n’entre en jeu. Les Vandales ont été aperçus marchant vers les Bretons par l’arrière, guidés par un orcanient. Ces brutes sont incapables de fidélité, de respect ou de confiance. Ils préfèrent se placer eux-mêmes dans une situation impossible – les lances romaines à l’est et les haches germaniques à l’ouest – que de s’accorder, même pour une seule bataille. 


23 mai 368 
Je me sens à la fois soulagé et humilié. Soulagé, car aucun de mes hommes n’a été blessé, pas même une foulure. Une victoire sans combat. 

Humilié, car l’ennemi nous a tourné le dos. Des sauvages en peaux de bêtes ont été jugés plus dangereux, plus redoutables. Ils ont combattu, puis sont rentrés. 

Pour quoi passe-t-on dans tout ça ? Est-ce tout ce qui reste de notre prestige ? L’uniforme romain, censé inspirer le désespoir à ses ennemis, n’est plus qu’une pensée secondaire, un ennemi de réserve, affronté seulement quand le temps le permet. Nous n’insufflons plus la peur. 


21 juin 368 
Une lettre. Juste une lettre. Une foutue lettre. Ce n’est pas possible que ça soit aussi simple que ça. Mon affectation en Bretagne est terminée et je rentre chez moi. 

C’est tout ? Douze ans qu’ils me laissent pourrir sur pied dans ce pays maudit. Douze ans ! Maintenant, ils m’envoient un message, il faut que je rentre chez moi ? 

Qu’est-ce qui leur fait croire que ça existe encore, chez moi ? Est-ce qu’un type qui a foutu le camp douze ans peut encore avoir un chez-soi ? C’est complètement absurde. 

Et ils veulent me donner un poste dans l’administration. Douze ans de front, et je vais mettre une toge, des petites sandales, et je vais aller faire le piniouf au Sénat ? Hors de question. 

  
22 juin 368 
J’ai fait faire mes bagages. Ils veulent que je rentre, je vais rentrer. Mais je ne passerai pas une nuit à Rome, pas une seule. J’arrive, je boucle ce que j’ai à faire, et je rentre direct en Macédoine. Je retourne à ma maison natale. Je vais cultiver des olives et des aubergines, ça me fera du bien. 

Peu importe combien de rendez-vous au palais on m’envoie, je n’irai pas. Peu importe que l’empereur lui-même veuille me parler, je n’irai pas. Je ne veux pas les voir, ni l’empereur, ni les autres. 

1er juillet 368 
J’ai pris le bateau, enfin. Le nouveau général est arrivé. C’est un jeune, un prête-nom. Son nom est Arthurus. 

On nous a laissés seuls. Apparemment, c’est le protocole : le nouveau *Dux Bellorum* et l’ancien. C’est ce qu’on m’appelle désormais, "l’ancien". Il fallait se parler, donc on a parlé. 

Quand j’ai été affecté ici, j’ai cru que c’était une punition. Puis on m’a expliqué que c’était un honneur, que je prenais tout de travers. 

Je lui ai dit la vérité. C’est une punition, il n’a probablement rien fait de mal, mais l’armée n’est pas juste. 

Je l’ai laissé sous la tente, je n’ai pas fait de discours aux hommes, je n’ai pas récupéré mes bagages, juste mon journal. Je suis allé directement au bateau. 

Je voulais faire fondre toutes les tablettes de cire. C’est déprimant. Ma grand-mère avait l’habitude de dire que, quand j’étais petit, j’étais brun frisé et toujours le sourire aux lèvres. C’est ainsi que je veux qu’on se souvienne de moi. 


31 août 368 
Ma femme m’a à peine reconnu à mon retour. Il faut dire qu’en Bretagne, les années doivent compter triple. 

Nous avons déménagé dans la semaine. Ma terre natale m’apaise. Durant les quelques jours à Rome, je démarrais au quart de tour dès que je voyais les couleurs de l’armée. 

Hier, Titus est également arrivé. Je ne l’ai pas vu depuis le mur. Je pensais que son affectation avait également pris fin, mais c’était plus que ça.

Il n’y a plus de garnison sur l’île. Arthurus – apparemment réellement nommé Arthur – a obtenu le contrôle de la Bretagne, mais pas pour l’Empire. Pour son propre compte. Titus a raconté une histoire invraisemblable d’épée magique conférée par les dieux et d’enchanteur sage. 

Je ne sais que croire. Tout ce que je sais, c’est que tout le temps que j’ai passé en enfer sur terre était inutile. J’ai perdu mes années, ma santé, ma raison. Tout ça pour quoi ? Un nouveau parvenu qui détruit tout mon labeur en un mois ?



Texte: Nouha Naciri Bennani 
Illustration: Salma Chakil

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